La plus ancienne université du monde Karaouyine à travers l'histoire.
(conférence donnée aux Amis de Fès par Si Alaoui Ben Mehdi le 8 novembre 1953).
Quiconque désire faire l'historique de la Karaouyine, doit préalablement traiter de l'histoire de la capitale idrissite où se trouve cette université. Les historiens disent que le fondateur de Fès et de ses deux adouas ou faubourgs : Karaouyine et Andalouss, n'est autre que Moulay Idriss II.
Cependant, aucun d'eux n'a traité cette question à fond, jusqu'au jour où le grand orientaliste français Lévy-Provençal, connu pour ses importantes études historiques, nous a révélé que seule l'Adoua de Karaouyine fut fondée en 192 de l'hégire par Moulay-Idriss II, tandis que celle des Andalouss fut créée par Moulay-Idriss 1er en l'an 172 de l'hégire.
L'histoire de Fès
A l'appui de cette assertion, le professeur en question fournit plusieurs arguments dont nous relevons notamment:
- L'existence à la Bibliothèque nationale de Paris, d'un « dirham » (pièce de monnaie) frappé à Fès en 189, c'est à dire avant la date de la fondation de la ville de Fès par Idriss II.
- L'existence, au Musée de Karkof, capitale de l'Ukraine en Russie, d'un autre dirham frappé également à Fès en 175.
- Les déclarations analogues à ce qui précède quant à la fondation de Fès, faites par le grand voyageur renommé Hassan ben Mohammed Ouzzane Fassi connu sous le nom de Léon l'Africain.
- Enfin, l'affirmation de l'historien En-Noffeli suivant laquelle Idriss II est venu à Fès en 192 et s'est installé à l'Adoua des Andalouss, puis a fondé l'Adoua de Karaouyine en 193.
M. Lévy-Provençal fait ressortir qu'une erreur commise dans la transcription manuscrite des dates 172 et 192 fut à l'origine de l'erreur historique relative à la création des deux faubourgs, le copiste ayant dû confondre ces dates qui se ressemblent dans l'écriture en la seule année 192, supprimer le nom de Moulay-Idriss Ier et ne laisser que celui de Moulay-Idriss II comme fondateur des deux Adouas.
Là s'arrête nos connaissances se rapportant à Fès et à ses deux faubourgs. L'avenir nous apporter sans doute des précisions quant à la véracité des nouveaux éléments historiques présentés plus haut.
La fondation de la Karaouyine En ce qui concerne les raisons de cette fondation, il s'avérait nécessaire qu'une importante ville destinée à être la capitale politique et administrative de la dynastie nouvellement arrivée au pouvoir et vers laquelle devaient affluer un grand nombre de personnes en provenance de l'Occident (Andalousie) et de l'Orient ( Kérouan) fut créée en rapport avec la grandeur de la dynastie.
Une fois cette nouvelle ville fondée, ses habitants durent penser, en premier lieu, à la construction de temples pour remplir leurs devoirs religieux. Chaque adoua fut donc dotée de sa mosquée.
Mais la population augmentant sans cesse, les deux mesjdids ne tardèrent pas à devenir insuffisants et la question d'autres « maisons d'Allah » fut posée à nouveau.
Fatima Oum El Banine El Fahria, remplissant un devoir sacré, fut la première à répondre au désir de la population, par la construction de la mosquée Karaouyine, moyennant des deniers licites provenant d'une succession. Ce fut en l'an 245, du temps de l'imam Yahya, petit-fils d'Idriss II.
L'Histoire rapporte que Fatima El Fahria pratiqua le jeûne durant le temps de la construction et pria Dieu, en signe de reconnaissance, dans la mosquée qui fut son œuvre. De même qu'elle s'engagea à ne se procurer des matériaux de maçonnerie, terre ou autre, nécessaires à la construction de la mosquée du lot qui lui était destiné.
La Karaouyine avait alors 150 empans de long partant de l'endroit où se trouve le grand lustre actuel et où était installé l'autel (mirheb), et aboutissant à l'actuelle « anza » (piquet de séparation entre la mosquée et sa cour), endroit où se trouvait alors le petit minaret.
Par le temps, des transformations furent apportées à cette mosquée qui fut chaque fois agrandie jusqu'à devenir ce qu'elle est actuellement.
La plus ancienne université mondiale Il ne m'a pas été possible d'avoir des précisions sur la date exacte à laquelle on commença à y donner des cours qui en ont fait une université du Maroc. Mais si je dois me baser sur les déclarations des différents historiens anciens ou contemporains qui ont traité la question, il m'est permis de dire que l'Université Karaouyine est la plus anciennes des universités mondiales.
Les historiens marocains sont unanimes à ce sujet et aucun autre n'a fait, à ma connaissance des déclarations contraires. Bien mieux, la revue « El Hilal » de 1897 (Tome I folio 508) a reproduit un article publié par un savant russe et dont voici quelques passages :
« La plus ancienne des universités n'est pas en Europe, comme on le croit, mais en Afrique, dans la ville de Fès, capitale du Maroc. En effet, il a été prouvé historiquement que cette université qu'on appelait « Université de Kerouan » a été fondée au IX ème siècle de l'ère grégorienne. Non seulement c'est la plus ancienne, mais c'est la seule où à cette époque, les étudiants recevaient un enseignement supérieur, alors qu'à Paris, Oxford, Bologne ou Bâle, en Pologne, etc … on ne connaissait d'université que de nom ».
Enfin, en ce qui concerne les débuts de l'enseignement , tout ce que j'ai pu savoir est qu'il était donné aux étudiants dans les médersas qu'ils habitaient.
Quant à la Karaouyine, les gens qui désiraient éclaircir tel ou tel point religieux, s'y réunissaient dans la cour pour en discuter. Par la suite et en raison du nombre croissant des personnes intéressées la cour devint insuffisante pour les contenir.
C'est alors que les savants se mirent à donner des cours réguliers sur les matières dans lesquelles ils étaient versés à ceux qui voulaient en profiter. D'où la création des « halqas » ou cercles d'auditeurs autour des Oulémas, cercles grandissant sans cesse et formés d'étudiants venus de toutes parts.
Qui fréquentait la Karaouyine ?
De nombreux étrangers ont sans doute fréquentés l'Université de Karaouyine.
On n'ignore pas que celle-ci avait acquis une célébrité pour l'enseignement qui y était donné. Un grand nombre d'Egyptiens, Syriens, Andalous, Tunisiens et Algériens s'y rendaient.
Reste à savoir si des Européens y venaient pour s'instruire.
Il est normal que si la Karaouyine a atteint dans l'Histoire un degré de célébrité tel que les gens y affluaient de toutes les contrées, on n'a pas à douter que des Européens la fréquentaient aussi.
Les historiens l'ont bien affirmé. Malheureusement ils n'ont pas donné de précisions quant aux noms de ces étudiants. Seule une grande personnalité a été citée. Il s'agit du pape Gerbert Sylvestre II, né à Rome en 930 de l'ère grégorienne et mort en 1003. Sa Sainteté, après avoir fréquenté cette université et y avoir acquis des connaissances approfondies, rentra en Europe à laquelle il offrit un cadeau de ses sciences : il consistait en les chiffres arabes et la méthode suivie pour les employer, méthode que l'Europe ne connut qu'après le retour de et étudiant, envoyé par elle à la Karaouyine dans le but d'y acquérir des connaissances supérieures.
Et Bostani en parle dans son livre « Daïret el Maariff » dans ces termes : « On dit que le pape en question a introduit les chiffres arabes dans le calcul … ».
D'après les historiens, ce grand chef religieux a le mérite d'avoir été pour beaucoup dans l'évolution de la législation romaine à laquelle il apporta des réformes sérieuses inspirées du droit musulman, réformes dont les traces subsistent encore dans les codes actuels de l'Europe.
Le critique qui n'est pas satisfait de ces données historiques auxquelles manquent certaines précisions, peut émettre des doutes en supposant que ce pape était venu à Fès, non pas en étudiant mais en touriste ou pour un autre motif.
Saisissant cette occasion, il pourrait avoir contacté des savants marocains et en avoir reçu, dans de courtes réunions, le commentaire de certains points de vue ; de même qu'il pourrait s'être renseigné sur les différentes matières enseignées à la Karaouyine et avoir à son retour divulgué dans les cercles littéraires ce qu'il aurait ainsi acquis de nouveau dans les sciences. Par la suite, les historiens en auraient déduit que le pape Gerbert Sylvestre II fît des études à l'Université de Karaouyine et y acquit pas mal de sciences,entre autres,le calcul et la législation musulmane.
Il s'agit d'un grand événement historique auquel on doit donner toute l'importance qui lui convient
Une étude approfondie de la question s'impose, car dans le cas où la chose est nettement confirmée, elle sera à l'honneur de l'Université de Karaouyine et méritera d'être mentionnée dans son Livre d'Or.
Il appartient donc à ceux qui sont animés du désir de la Vérité dans leur recherches, de faire jaillir la lumière sur cet important fait historique que j'ai l'honneur de soulever.
Pour ma part, je désirerais revenir sur la question, dans la mesure du possible et si des éléments nouveaux me le permettent. Peut-être arriverai-je aussi à découvrir dans mes recherches d'autres noms d'étudiants venus d'Europe ou d'ailleurs pour fréquenter la Karaouyine dans les temps passés et que les historiens ont négligé de citer. J'aurais ainsi la satisfaction d'avoir comblé une lacune dans l'histoire de cette université.
Cette conférence a été prononcée lors d'une visite complète de l'Université, par les membres des « Amis de Fès », à l'invitation du Conseil des Oulémas.
Une centaine de personnes assistent à cette conférence dans la salle de lecture de la bibliothèque, vaste et luxueuse sous son haut vaisseau de boiserie et de stukage éclairé par l'éclairage indirect et un lustre en fer forgé de l'art fassi. Le président du Conseil des Oulémas Sidi Mohamed ben Abdeslam Bennani « Raïs » du Medjless el Hilme, encadré des éminents Ouléma, Si Ben Brahim, Sidi Mohamed Tahari et si Tahar el Fussi, secrétaire du conseil accueille ses invités.
Après la conférence de Si Alaoui Ben Mehdi, c'est le bibliothécaire Sidi Mohamed ben Chekroune, qui dirige la visite de la vieille bibliothèque et permet la « contemplation rapide » des précieux parchemins, manuscrits et ouvrages antiques sur peaux de gazelle qui constituent le trésor de l'Université.