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 AOMAR KHEYYAM, un poète persan, ses amis et leur temps

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ouedaggaï

ouedaggaï


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MessageSujet: AOMAR KHEYYAM, un poète persan, ses amis et leur temps   AOMAR KHEYYAM, un poète persan, ses amis et leur temps I_icon_minitimeSam 9 Juil - 22:40

Conférence prononcée par Max RICARD en mars 1953 devant les « Amis de Fès »

Il ne s'agit pas cette fois d'un sujet concernant l'histoire de Fès ou de sa région, mais les pôles d'intérêt des Amis de Fès étaient multiples et l'érudition de ses membres était mise à contribution pour traiter des domaines les plus divers .

Mathématicien et astronome, philosophe et poète Aomar Kheyyam (ou Omar Khayyam) est un personnage peu connu et quelque peu mystérieux. Je n'avais jamais entendu parler de lui avant de découvrir ce texte.



Les voies de la connaissances sont multiples, diverses et finalement, après bien des méandres, convergentes.

En dehors des méthodes de la précise érudition, parfois pesante qui, pour l’Histoire, demande tout aux seuls textes, il est des moyens moins austères de refaire, à rebours, le voyage du temps.

L’archiviste, le chartiste, le savant, épluchent grimoires et manuscrits, grattent les palimpsestes et raclent le vert-de-gris des médailles exhumées. Ils interrogent le débris et le tesson et demandent, même au graffitis de soldats ou d’écoliers (dont les os sont depuis longtemps retournés à la poussière) un peu de secret des époques révolues. Ce faisant, les érudits de tous poils méritent le respect des gens de bien et, s'il se peut quelques-unes de ces récompenses honorifiques dont les Académies sont bien plus prodigues que de deniers. Ces chercheurs sont semblables aux patientes abeilles qui ne veulent connaître que le strict hexagone de la cellule rationnelle et s’en tiennent aux recettes éprouvées en fait de miel et de gelée royale.

L’Amateur, profane touche-à-tout, s’il se mêle d’expliquer à sa manière le passé, n’est qu'un bourdon maladroit. Il butine sans méthode, ici, là, puis ailleurs. Ses courtes ailes au vol saccadé et vrombissant ne le portent pas bien loin. Son corps pesant ignore l’essor. Pourtant, bousculant étamines et corolles, ce balourd empressé, accomplit une tâche utile. Sans lui d'humbles plantes demeureraient stériles, mainte fleur se flétrirait, inutilement, sans avoir pu céder sa goutte de nectar.

Dans les guérets féconds, comme dans les déserts désolés de l’Histoire, il y a nourriture pour tous. Le boeuf lent et appliqué y broute, les yeux au sol, rasant tout à loisir son carré de pâtis. Le chameau errant de sa lèvre bifide happe une épine, cueille une feuille amère, tond une touffe d’âpres herbes salées, déguste parfois une pousse succulente, comme au hasard, espaçant chaque goulée de longues enjambées nonchalantes.

Bourdon au vol vite lassé, ou chameau erratique, c'est un profane qui vous convie, honoré par la requête des Amis de Fès, à un retour dans le temps, à un voyage vers l’Iran du Moyen-Âge. Cette terre n’était pas alors, déchirée par des conflits pétrolifères. La guerre y revêtait des aspects plus nobles. Le cheval y déterminait les bornes de la vitesse. La civilisation, les aménités de la vie, la recherche du plaisir raffiné, la poursuite aussi, du savoir désintéressé y florissaient encore.

Avant de partir pour la Perse et, plus précisément, pour la Province de KHORASSAN, le pays des turquoises de la vieille roche. Il n’est peut-être pas oiseux de faire, imparfaitement, le point, non plus que de bâcler à grands traits, un tableau très schématique de ce temps-là, le XI ème siècle chrétien, correspondant au V ème de l’Hégire.

Vers l’occident, à la limite des terres connues, aux rives de la mer ténébreuse, de grandes choses s’accomplissaient ou se préparaient.

Le bâtard d’un Duc de Normandie et la charmante fille d’un tanneur de Falaise réunissaient sa chevalerie, héritière du sang des Vikings. Le jour tout proche, qui verrait sur la grève de HASTINGS, l’armée du conquérant anéantir le Royaume Saxon. En France, les Rois Capétiens arrondissaient leurs domaines et réduisaient patiemment les résistances de leurs outrecuidants vassaux. De Clairvaux, de Citeaux, de Vezelay, les voix enflammées des lanceurs de Croisades allaient précipiter, vers l’Est fabuleux, des chevaliers maillés de fer, des aventuriers sans avoir, des humbles aussi, brûlés d’enthousiasme, pressant le pas lourd des boeufs et poussant à la roue des chars, sur l’interminable chemin de Jérusalem.
La querelle du Sacerdoce et de l’Empire aboutissait aux agenouillements de CANOSSA. Mais, par un retour de sort, le temps n’était pas loin qui amènerait les mercenaires musulmans d’un Normand de Sicile à combattre les durs barons de la Sabine et à guerroyer dans les Pouilles et la Romagne, pour défendre et délivrer le Pontife assiégé dans le Latran par les rudes seigneurs romains.

En Ibérie, la Reconquista s’amorçait, mais, venus des ultimes confins du désert, les voilés pressaient vers le Magrheb et 1’Andalousie l’amble léger de leurs méharas.

Dans les neiges du Septentrion, les peuples encore sans histoire faisaient paître leurs hordes de rennes et se prosternaient au pied des idoles taillés dans le tronc des conifères.

Au Sud, à l’Est, de grands Empires commençaient à décliner.

BYZANCE, forte encore de son prestige, assise sur son détroit, riche d’une monnaie saine, opulente par le négoce et les échanges, occupait ses loisirs de cité fortunée à des querelles de théologie, à des factions de cirque, et aux renversements successifs de ses Basilei. Le fracassant canon du Turc n’y devait tonner que quatre siècles plus tard.

L’Inde, multiforme et grouillante, demandait à son sol et à son peuple innombrable de panser les blessures infligées par le conquérant Ghaznévide.

Sous deux dynasties rivales, la Chine effeuillait ses mûriers et labourait ses rizières. Les céramiques se cuisaient aux fours de Nanking, et les mains diligentes de femmes aux yeux obliques ourdissaient la soie grège. Les caravanes venues de ce "CATHAY" et de ce "MANZI" apportaient jusqu’en Perse les produits et les denrées des Hommes Jaunes.

De Perse, enfin de cet Iran qui avait déjà tant donné au Monde, en fait de sciences, de dogmes, de richesses, voire d’hérésies, le MANICHEISME, sous des noms divers, était parti. Il gagnait par d’invisibles cheminements les terres d’occident. Albi, Toulouse, Monségur, étaient promis à la doctrine Cathare.


Dans la province du Khorassan, alors fertile, mais que devaient désoler un siècle après que le temps qui nous occupe, les hordes d’HOULAGOU le TATAR, les cités de MERV et de NAISHAPPOUR brillaient de tout l'éclat d’une civilisation aimable et raffinée. On y cultivait outre les sciences religieuses, base de tout savoir, la poésie, l’éloquence, la musique, les mathématiques, l’astronomie, la médecine. Ces disciplines, maintenant séparées étant alors comme liées par un faisceau de connaissances complémentaires.

Elles faisaient fréquemment, pour un seul et même individu, l'objet de persévérantes études, poursuivies sans hâte au cours de toute une existence, depuis l'adolescence rieuse et enjouée jusqu'au déclin de la vieillesse sereine.

Une lignée de princes guerriers, d'origine turque, les SELJOUKIDES, régnait sur la Perse. On voyait se succéder dans les intrigues de cour et de harem, les usurpations et les assassinats inévitables, des souverains aux noms sonores. D'abord rudes et bruts sans culture ni curiosité, ces rois-soldats se polissaient au contact de leurs sujets plus civilisés. Ils en venaient très vite à apprécier et à soutenir tout le mérite éminent, pourvu qu'il put donner à leur règne l'éclat et le renom chers aux Potentats.

A Naishapour, dans ce temps que l'on vient de dire, naquit, grandit et oeuvra, dans différents domaines du savoir, AOMAR KHEYYAM. Sa vie se trouve mêlée et comme entretissée à celle de ses deux camarades de jeunesse, NIZAM et HASSAN. Leurs trois destinées fort différentes, se croisèrent ainsi que les rubans d'une tresse. Aomar, le plus sage, coula des jours relativement paisibles et l'on peut dire que le cours de son existence, non exempt d'épreuves, fut semblable à un fil vert, couleur d'églogue. Les jours des deux autres furent, au contraire, empourprés de sang versé et noircis de crimes ou d'intrigues au sinistre dénouement.

AOMAR IBN IBRAHIM EL KEYYAM en NAISHAPOUR était d'extraction fort modeste, même obscure. On ne sait pas s'il a ainsi que peut le faire présumer son nom, exercé réellement le métier de « KHEYYAM », la fabrication des tentes de poil de chèvre qui, dans son pays comme en notre Maghreb, abritent les pasteurs au cours de transhumances.

Il était d'usage en ce temps là, pour les poètes, d'adopter un pseudonyme emprunté à la nomenclature des métiers manuels. C'est ainsi qu'il y eut un FERID ED DIN ATTAR (l'épicier), un HASSAR (presseur d'huile) et bien d'autres encore, qui n'exercèrent pas toutes les professions évoquées par ces appellations. On ignore jusqu'à la date de naissance exacte d'Aomar. Elle est postérieure au premier tiers du XI ème siècle, puisque l'un des deux amis de Kheyyam, Nizam, auteur de mémoires datés, né sûrement avant 1030 se donne comme étant l'aîné d'Aomar. Quand les savants et les biographes de Naishapour voulurent, plus tard, honorer leur docte concitoyen qui s'était taillé une belle part de réputation par ses travaux de mathématiques et d'astronomie, pour ne rien dire de la verve audacieuse de ses Quatrains, ils ne parvinrent point à lui inventer une généalogie avantageuse. Parmi les titres honorifiques qui lui furent décernés, on relève le nom d'ABOU EL FATH, le Père du succès. On peut déduire de cette appellation polie qu'Aomar mourut sans postérité reconnue. On a même avancé qu'il avait vécu dans le célibat, chose peu fréquente en son pays, non plus que dans le demeurant de toute la terre d'Islam.

Tout jeune, Aomar témoigne pour les belles lettres arabes et persanes (les Humanités de son siècle), ainsi que pour les sciences exactes telles qu'on les enseignait alors, d'une passion qui ne devait l'abandonner qu'avec le souffle.

Il eut la bonne fortune d'être institué dans la connaissance de la langue sacrée et de la science religieuse par un maître renommé, l'Imam MOHAFFAQ, prestigieux vieillard de stricte obédience sunnite. En effet, dans cette Perse en proie aux divergences et aux schismes, les Turcs SELJOUKIDES, protecteurs du khalife orthodoxe de Baghdad, militaient en faveur du SUNNISME, aussi bien par conviction sincère de néophytes que pour faire contrepoids au Gouvernement Fatimite du Caire, qui soutenait le SCHIISME sous toutes ses formes, et comptait en Perse même, d’importantes et nombreuses sympathies.

L’IMAM MOHAFFAQ avait la réputation de porter chance à ses élèves. Une tradition, corroborée par d’heureuses coïncidences faisait dire a ses disciples que la plupart de ceux qui avaient suivi les enseignements du Saint Homme prospéraient dès cette vie, pour ne rien dire des mérites qu’ils pouvaient acquérir en vue de leur passage au-delà des bornes de l’existence terrestre.

Aux genoux du docteur, AOMAR vint recueillir le savoir. Il se lia avec deux condisciples, qui firent plus de bruit que lui de par le monde, mais furent sans doute, tout bien pesé, infiniment moins heureux.

Le premier plus âgé qu’Aomar, fut ensuite connu sous le nom de NIZZAM OUL MOULK, et servit brillamment deux princes, ARSLAN et SOLTAN MALIK SHAH. Nizam devait périr assassiné à l’instigation du troisième camarade, HASSAN SABBAH.

Plus célèbre sous l’appellation de VIEUX DE LA MONTAGNE, cet Hassan, personnage à la destinée tumultueuse, passa jusque dans les légendes de l’Occident et, par l’entremise des Croisés, enrichit d’un mot nouveau ASSASSIN, toutes les langues des pays des Francs.

Les trois garçons étaient persans, mais d’origines différentes.

AOMAR, on 1’a dit, avait vu le jour à NAISHAPPOUR, ville qui fut sa résidence presque constante.
NIZAM était originaire de TOUS (1’actuelle MECHCHED maintenant centre de pèlerinage schïte). C’est près de TOUS qu’ HAROUN er RECHID était mort d’épuisement et de chagrin, luttant contre un fils révolté, inconsolable aussi, et rongé de remords et de regrets depuis le massacre des Harmécides et 1’exécution de son bien aimé GIAFfAR.
HASSAN enfin, d’une ancienne famille de Perse, mais qui s’est inventé dans la suite du temps et pour les besoins de sa cause, une flatteuse origine yéménite, avait reçu la lumière à REYY, non loin de la Caspienne.

Après les heures de classe, sur les nattes de la mosquée-école, les trois adolescents avaient accoutumé nous disent les mémoires de Nizam lui-même, de commenter les histoires et leçons de leur maître et d’échafauder des projets d’avenir.

Un jour, Hassan, le plus remuant, le plus tourmenté, dit à ses deux compagnons :
-" Vous n’ignorez rien de ce que l’on rapporte de la fortune accordée par le sort aux élèves de notre Imam ? Si nous n’atteignons pas tous les trois aux mêmes honneurs, à un identique degré de puissance, à une réussite égale, l’un de nous au moins parviendra à s’élever. Ne conviendrait-il pas de prendre, d’ores et déjà, un engagement solennel, liant à jamais nos destins ? Faisons un pacte. ,
- " Qu’il en soit comme tu le désires, avec 1’Aide de Dieu, répondit Nizam. Quel sera cet engagement ? .
-" Voici : Si l’un seulement de nous trois parvient à de grands honneurs et au pouvoir qui en découle, il s'engage à faire profiter les deux autres, moins favorisés, à parts égales.

Les trois amis jurèrent de respecter cette convention. Ils scellèrent leur serment de manière infrangible, en faisant couler en mélangeant, puis en buvant, leur sang. Cette forme de consécration des engagements n’est pas propre à la seule Perse. Elle a survécu jusqu’à des périodes récentes, mais souvent, pour des fins moins lourdes de conséquences que le pacte des trois amis.

Nizam quitta ses compagnons, après quatre années d’études et de vie commune. Dans ses mémoires, qui font partie d’un important "TESTAMENT POLITIQUE" rédigé sur la fin de sa vie, il raconte qu’il connut des épreuves prolongées et des fortunes variables, plus souvent mauvaises que bonnes. Son âme solidement trempée résista mais dans la rédaction de ses souvenirs, il s’étend sans fausse honte, sur ses misères passées. C’est ainsi qu’il nous narre qu’un jour, pressé de fuir pour sauver sa tête, il n’avait que trois dinars dans sa bourse. Il réussit à en emprunter quatre autres. Nanti de cette somme, environ 70 francs-or, il acheta une haridelle, seul moyen de salut. Cette bête périt au cours de la première étape. Le vieil homme, se penchant sur son passé, nous dit verser encore des larmes au souvenir de cette infortune.

Nizam fut brusquement enrichi, alors qu’il était dans une situation désespérée, par la découverte providentielle du magot qu’un aveugle enfouissait dans une mosquée déserte. Nizam nous dit lui-même comment il prit 1’argent et de quelle façon, après bien des années, il lui fut possible de rendre au décuple à l’infirme dépossédé la somme jadis soustraite.

Nanti de l’important viatique de 1’aveugle, Nizam se rendit à la cour d’ALP ARSLAN, le Seljoukide alors régnant, Dans l’entourage de ce prince Nizam sut intriguer, acheter des complaisances et des complicités, se pousser parmi les courtisans, plaire enfin au prince. Il eut l’habileté de supplanter le Vizir en fonction. L’ayant fait destituer, Nizam suggéra au souverain de supprimer le dignitaire déchu. Pratiquant des maximes de gouvernement aussi simples qu’efficaces, Nizam préférait que les personnages en vue, une fois tombés en disgrâce, fussent dépêchés et guéris pour toujours de toute ambition. C’était, pensait-il un moyen très radical d’obvier aux inconvénients inhérents aux reprises éventuelles de pouvoir, aussi bien qu’aux règlements de comptes et représailles généralement subséquents. Un mort n’a besoin que d'une étroite fosse de quelques pieds de long. Ses fidèles, s’il lui en demeure après sa chute, ont toute latitude pour lui élever cippes et stèles, ou toute autre espèce de monuments commémoratifs, funéraires et posthumes.

Pourtant, avant que d’être exécuté, le Vizir disgracié fit tenir à Nizam, en guise de prise de congé, un avertissement laconique :
" Tu as bien tort de confirmer ces Turcs dans la coutume de faire périr leurs ministres destitués. Il arrivera un jour que tout ce que tu as machiné contre moi, tu l’éprouveras toi-même, avec toute ta postérité."

L’avenir devait donner raison au condamné, par l’entremise de cet Hassan que nous avons vu, à NAISHAPPOUR, prendre des gages sur l’avenir.

Vers la fin du règne d’ ALP ARSLAN (qui n’excéda pas onze années) Nizam, Vizir tout puissant, reçut les visites successives de ses deux ex-condisciples. Ils venaient, l’un suivant l’autre, demander (mais de façon bien différente) que le camarade arrivé exécute les clauses du contrat scellé de leur sang.

Aomar se présenta la premier. Il avait poursuivi patiemment sa quête de la connaissance et commençait à jouir de quelque renommée, tant comme astronome et mathématicien que comme poète. Il se réjouit d'un coeur exempt d'envie, de la réussite de son aîné. Nizam se montra cordial. Il fut généreux. Il voulut tout d'abord placer Aomar dans le Conseíl du Sultan, ou lui donner un emploi lucratif de Gouverneur de Province, lui fournir somme toute le moyen de parvenir. Aomar n'ignorait rien du passé plus ou moins récent du Vizir. Oriental, il concevait sans peine que son ami put pratiquer à la fois l'intrigue et le respect de la parole donnée. Indulgent, il ne se mêlait pas de juger les hommes. Dénué d'ambition
matérielle, il désirait préserver la paix de son esprit, le calme de sa vie, la sérénité de son coeur, pour se consacrer entièrement à la recherche du savoir. Il déclina donc poliment les propositions flatteuses de Nizam. ll expliqua à son bienfaiteur en puissance que lui, Aomar, ne se sentait nullement le goût pour les fonctions publiques, et qu'il n'était préoccupé que de la composition d'ouvrages de science et de littérature. On a conservé sa réponse :
" La plus grande grâce que tu peux m'accorder, c'est de me laisser vivre en quelque petit coin, à l'abri du besoin et dans l'ombre de ta puissance. Ainsi, je pourrai développer et étendre les connaissances et les avantages du savoir. Je prierai pour la préservation de ta vie et de ta fortune."

Etonné et charmé de tant de modération, le fastueux Nizam fit accorder à son protégé une pension annuelle de I2.000 dinars payables par le Trésor de Naishappour.

Peu de temps après, Hassan arriva à son tour. Sa position était délicate : Fils de schiite déclaré, sous une dynastie qui voulait voir s'implanter- par persuasion ou autrement- l'orthodoxie sunnite, le jeune homme était, si l'on peut ainsi dire mal parti. Une ambition inextinguible le brûlait, par surcroît, de tous ses feux accrus par les déceptions et les rancoeurs inhérentes aux échecs. Nizam reçut Hassan avec sa courtoisie coutumière. Il lui fit des offres semblables à celles qu'Aomar avait sagement déclinées. Hassan ne s'en contenta point. Il ne voulut pas admettre qu'une ascension trop rapide au pouvoir viziriel aurait de quoi scandaliser. Il nia que l'imprudence d'un avancement au choix put surprendre la cour, choquer les souverains, compromettre enfin le Vizirat de Nizam, seul dispensateur, en définitive, des grâces et des emplois. Hassan exigea hautement l'accomplissement intégral de la promesse et de l'engagement pris aux beaux jours des études, sous la chaire de l'Imam Mohaffaq. Il dut, à la fin, mal satisfait de son sort et ne le cachant pas, se contenter d'un emploi de chambellan, place qui lui permettait d'approcher quotidiennement la personne d'ALP ARSLAN le Souverain.

Hassan, une fois assuré du lendemain et le pied à l'étrier, s'ingénia à nuire à son bienfaiteur et à le prendre pour le supplanter et obtenir, par la vilenie et par la ruse, ce qu'il devait normalement attendre de la fuite du temps. Un soir au cours d'une partie d'échecs en présence du Roi et de Nizam, il fit dévier l'entretien sur l'argent et les ressources du trésor royal. Il demanda enfin, de manière non équivoque, si le souverain connaissait de façon précise les ressources et les besoins en numéraire de l'Etat.
Arslan se tourna vers Nizam et lui ordonna de répondre sans délai. Le Vizir dit alors : " Avec bien de la peine et en
occupant toute une armée de secrétaires experts, il faudrait toute une année pour évaluer sans erreur, les finances d'un empire aussi vaste que les possessions que Dieu a donné à notre Seigneur et Roi."

Arslan, Souverain épris de prouver et curieux de toutes les nouveautés voulut avoir un budget " Les Rois les mieux inspirés et ceux qui sont assistés de ministres sagaces ont parfois des vélléités bien imprudentes"‘ On donna à Hassan toute 1’assistance requise. Penché sur leurs feuillets, usant assez de calames pour dégarnir de roseaux les rives de l’Oxius, les scribes oeuvrant de jour et besognant à la lueur des lampes alignèrent chiffres et colonnes, totaux et paragraphes. Le terme fixé approchait. Le beau budget tout neuf entassait ses folios. En ce temps-là, on conservait les documents dans des sacs de velours et non dans des dossiers. Il fallut plusieurs de ces emballages luxueux pour contenir la documentation réunie à grand’peine. Nizam ne s’alarma point. Il corrompit et légalement quelques sous-ordres et obtint d’eux que le jour même de la présentation de l’ouvrage ils prissent le soin de brouiller les feuillets et les articles de manière aussi réelle que peu visible dans leurs enveloppes soyeuses. Bien payés, assurés de récompenses à venir craignant aussi la vindicte du puissant Vizir, les agents d’exécution accomplirent leurs besognes de telle sorte que Nizam fut content d’eux. Le jour venu, à la date fixée pour la présentation des comptes, le Roi et son Conseil, les Grands, les Courtisans, Nizam et Hassan s’assemblèrent sous une tente d’apparat dressée tout exprès. Hassan gonflé d’orgueil et de joie mauvaise exhiba les énormes liasses, qui contenaient, pensait-il, avec le détail des ressources de l’empire, les prémices de sa propre fortune. Le conseil se déclara prêt et Hassan exigea que les comptes de la province d’Anatolie alors l’une des plus fertiles de ses domaines, lui fussent tout d’abord présentés. Sûr de son fait, réprimant un sourire de triomphe, Hassan ouvrit le lourd dossier, si mêlé qu’une chamelle de Bactrinane, n’y eut point en tout un long jour retrouvé son chamelon premier né. Balbutiant, passant du rouge de la honte à la lividité de la peur abjecte, l'intrigant dut avouer son impuissance à se retrouver dans le fatras des articles brouillés.

Nizam habile courtisan, se tourna alors vers le roi et sans nulle émotion apparente déclara : "Depuis le début de cette expérience, je savais que cet homme avait le cerveau dérangé et 1’esprit déréglé. Comment une personne de bon sens peut-elle imaginer d’établir en un court laps de quarante jours, 1’exacte relevé des richesses et des besoins d’un état étendu, prospère et puissant tel enfin que l’empire donné par Dieu à notre maître Arslan‘"

Le Souverain flatté sourit, mais sa colère contre Hassan fut terrible. Il lui fit grâce de la vie, le croyant un peu fêlé du
timbre mais le fit chasser de devant sa face, rosser, puis bannir de sa présence. Deux robustes esclaves caucasiens, à grands renforts de taloches et de horions, firent entendre au comptable malheureux combien il est dangereux de se mêler de finances publiques lorsque l’on néglige le simple expédiant qui consiste à paginer et à brocher les dossiers récapitulatifs.

Hassan, après cette démonstration peu probante se retira à Rey, son pays d’origine, il y intrigua sans mesure et y fut
poursuivi par la rancune active de Nizam, lequel ne pratiquait peut-être pas toujours l’oubli des offenses. Hassan, s'affilia à la Secte des Ismaëliens, qui végétaient pour lors dans une obscurité prudente. Redoutant chaque jour davantage la vengeance de Nizam, il passa en Egypte. Il y prit langue avec les représentants du pouvoir fatimide alors à son zénith et qui avait des vues sur l’Iran. Il se fit bien vite des ennemis sur les rives du Nil. Il y intrigua encore, il brouilla les cartes, et fit si bien qu’un beau jour on l’embarqua de force sur une nef qui faisait voile vers l’Occident avec des marchands de races franques.

La tempête fracassa le navire sur les côtes de Syrie où l’avaient poussé les vents et les courants. Hassan se sauva du
naufrage et, rejeté par la grâce des flots en terre musulmane, il gagna à petit bruit ISPAHAN, ou il séjournait hébergé par un ami vers l'an 1080. Cette halte lui permit de reprendre haleine avant d’autres étapes d’une destinée qui devait s’avérer riche d'aventures et prodigue de revanche sur un passé détesté.

Alp Asslan avait été assassiné dès 1072, son fils, Soltan Malek Shah fut puissamment épaulé par Nizam durant la compétition ardue pour le trône du défunt. Les frères, les oncles, les rivaux du nouveau souverain lui disputèrent longuement le diadème.
Nizam défit les rebelles, déjoua les conspirations, gagna enfin à la cause de son maître l’appui des grands du royaume. On dit que une fois la situation politique clarifiée, l’habile Vizir spectaculairement magnanime brûla publiquement toute une correspondance saisie par ses émissaires et grandement compromettante pour les nouveaux fidèles de Malik Shah..".. L’histoire hélas, néglige de nous dire si, avant que de livrer théâtralement aux flammes dévoratrices la documentation lourde de secrets redoutables, le ministre avisé n'en avait point fait prendre soigneusement copie.

Nizam devint enfin le très grand Ministre d’un grand règne, il mérita mieux que jamais, son titre de "NIZAM OUL MOULK", l’Ordonnateur du Royaume".

Par tout l’empire, il fit édifier des caravansérails et des hôpitaux pour la sécurité et la sauvegarde des corps, des mosquées pour le salut des âmes, des collèges et des écoles pour la diffusion des lumières de l'esprit.

La très fameuse NIAMIEH de BAGHDAD lui doit sa fondation et sa renommée. L'imam GHAZALI devait y enseigner. Dans cette université, les différentes classes étaient toutes pourvues de bourses pour l’entretien des étudiants pauvres. Dans les jardins de la rive gauche du Tigre, la Nizamieh élevait ses salles d’études et ses "halls de conférences". Ses sous-sols comprenaient des cuisines et des dépendances utiles. En lieu commode, une bibliothèque attirait les savants, les chercheurs, les simples curieux. Dotée de revenus importants cette grande école, bien que plusieurs fois détruite, en tout ou partie, par le feu ou la crue du fleuve, put, jusqu’au déclin de la puissance de Baghdad, être rebâtie après chaque catastrophe.

Nizam, en outre favorisa de toute son influence le développement des sciences appliquées. Vers 1079, il s'attacha à remédier aux déficiences et imperfections des différents calendriers solaires qui réglaient la vie quotidienne du peuple. Pour ceux-ci, comme pour les paysans de notre Maghreb d’aujourd'hui, le calendrier lunaire de caractère sacré servait surtout à calculer le retour des fêtes religieuses et à déterminer le début de la fin du mois de jeûne et à fixer la date du pèlerinage. Les besognes de l’agricu1ture, les échéances du commerce et de la banque (déjà fort développés), le retour périodique des phénomènes intéressant la navigation (mousson etc), les travaux saisonniers de différente nature étaient réglés, fixés ou annoncés par un calendrier solaire de douze mois. La marche des siècles avait si peu d'importance que rien ne réglait ce comput ancien qui remontait aux beaux jours du Mazdéisme. La différence entre la date réelle et l’indication calendaire des équinoxes, par exemple, atteignait onze jours.

Nizam Oul Moulk réunit les savants et les astronomes, et désigne Aomar Khayyam pour présider à leurs travaux et rétablir l'ordre dans la division du temps.

Les hommes doctes, travaillèrent, discutèrent, se disputèrent sans aucun doute, puis furent mis d’accord par Aomar, qui leur proposa un projet de réforme, vite adopté et mis en pratique. C'est aux dires des idoines (et il faut leur laisser l’entière responsabilité d’une telle appréciation) ce qui a été réalisé de plus exact en la matière, compte tenu des réalités astronomiques. Le Persan, en effet, parvint établir un embolisme un peu plus exact que celui de la réforme grégorienne de 1584. Selon le système d’Aomar, le calcul des bisextes ne produit qu’une erreur d’un jour par 5.000 ans, tandis que la proportion grégorienne entraîne une erreur égale par tranche de 3330 ans. Pour l’homme ordinaire, ces douzaines de
siècles ne disent pas grand chose, pour le spécialiste, la différence est d'importance, parait-il.

Nizam fit promulguer et appliquer le calendrier nouveau dans tout l’empire de Malik Shah. Par une flatterie heureuse, il donna à ce calcul du temps le nom de Jallali, dérivé de Jallal Ed Dine porté entre autres nombreuses appellations honorifiques par le très modeste Malik Shah. On décida que l’année, pour obéir à des usages anciens, débuterait à l’équinoxe du printemps. De nos jours encore dans tous les pays marqués par l’inf1uence persane, cette période aimable est célébrée par des fêtes qui durent une quinzaine de Jours (le Nouh Eouz), au moins quand les circonstances le permettent. Ainsi se perpétue, dans la liesse et la joie des grands et des petits le souvenir des utiles travaux calendaires du génial Aomar.

La tâche des savants avait été facilitée, il faut dire, par l’installation à Merv, d’un observatoire d’Astronomie, fondé et pourvu d’instruments et de moyens matériels par Nizam, toujours munificent dès que 1’avancement des sciences était en cause. C’est encore Aomar qui fut désigné par son ami, fidèle aux vieux engagements d’école, pour diriger et maintenir ce haut lieu de la pensée et de la connaissance. Aomar s’y consacra et son oeuvre porte jusque dans sa partie purement poétique, la trace de ses doctes veilles sous des allusions aux astres et la mention de leur cheminement par les voies du ciel. Le tournement de la grande roue du firmament, son influence sur le microcosme, l’immutabilité des lois qui régissent les mondes de l’éther sont des thèmes inspirant le sage. Il a voulu, volant en esprit sur les ailes de la spéculation et du calcul, parcourir les voies circulaires où roulent les planètes errantes.

Tandis que Nizam maintenait le pouvoir aux mains de Malik Shah et qu’Aomar réajustait les feuillets des éphémérides au rythme des solstices, Hassan Sabah s’activait ténébreusement. Nous l’avons laissé à Ispahan, réfugié chez un ami et reprenant haleine après une longue série de déboires et de mésaventures. Non assagi, par les traverses, il inquiéta son entourage par la virulence de ses vitupérations autant que par la démesure de son ambition. Son hôte le crût fou, et fit, pour le guérir, mêler de l’ellébore aux aliments destinés à Hassan. Celui-ci s’en rendit compte et quitta sans tapage une ville et des gens qui reconnaissaient si mal ses mérites et son droit a la puissance. Sa misanthropie le poussant, il s’éloigna des grandes villes et gagna le nord de la Perse. Là dans les régions montagneuses et boisées du Mazahdéran et du Rudbar, il découvrit un âpre pays, refuge des proscrits, repaire des hors la loi, nid des séditieux chroniques, asile, enfin, des vaincus temporaires en instance de vindicte.

Dans ces solitudes, depuis l’aube de l’histoire, des forteresses, véritables aires de rapaces accrochées aux escarpements des plus abrupts promontoires, s'érigent pour garder les passes, interdire ou contrôler le franchissement des cols, abriter qui peut s’en emparer et s’y maintenir.

Par ruse ou autrement, Hassan vers I090, se rendit maître du château d’Alamout. Ce repaire quasi-imprenable, sauf pour une armée disposant de puissants moyens de siège, avait une histoire. Un roi de la province de Deyyam l’avait fait élever dans des conditions qui méritent d’être rapportées. Un jour qu’il exerçait ses oiseaux de chasse, le Roi vit avec chagrin son sacré favori refuser de revenir au lancer du leurre. L’oiseau s’obstinait à demeurer perché sur une saillie d’un éperon rocheux. Ne voulant par perdre son faucon, le Roi à fort grand peine découvrit un chemin d'accès à la terrasse naturelle. Il examine le site et le reconnut fort propre à la construction d’un burg, dans une position stratégique remarquable. Il fit élever un château fort qu’il nomma "ALAMOUT" de deux mots de son dialecte Deyyamite qui signifient à peu près "le faucon me l’a enseigné".

C’est de ce repaire, bientôt appuyé de la possession d’autres places fortes, qu’Hassan Sabbah exerça sur les peuples de l’Orient aussi bien que sur les Croisés des Royaumes Francs de Syrie et de Palestine, une action de terreur qui devait rendre son nom légendaire. Entouré de partisans qu’il avait sut enflammer jusqu’aux ultimes sacrifices et dominer de sa puissante personnalité, libéré des entraves et des contraintes de la sujétion, il devint vite "LE REDOUTABLE VIEUX DE LA MONTAGNE", et donna à sa secte ismaélienne un renom de férocité impitoyable qui n’avait rien que de mérité.

Longtemps après la mort du vieux Hassan, il fallut toute la discipline et toute l’organisation de l’armée Mongols pour contre-balancer les avantages de la forteresse d’Alamout et l’acharnement des défenseurs: les derniers Assassins (nom dérivés du terme Hassassa, qui désignait depuis le début de l’institution, les séides du vieux de la montagne. C'est en I22I que la horde d’Houlag disposant des moyens de siège et d’incendie investit, prit et démantela les murs qui avaient vu l’ex-étudiant de Naishapour réaliser ses rêves de pouvoir et assouvir son besoin de vengeance.

Le premier soin de Hassan, une fois fermement accroché à son rocher, fut après quelques meurtres préliminaires, indispensable entraînement aux grandes actions, de régler le compte de son ex-condisciple, le vizir Nizam. Celui-ci d’ailleurs instruit par le menu des récents agissements d’Hassan, avait dépêché des troupes pour réduire Alamout. Hassan envoyait l'un de ses sicaires, déguisé en derviche mendiant, pour assassiner le Vizir. Le meurtrier sous couvert de remettre une supplique, obtint audience de Nizam. Alors que le ministre prenait connaissance du placet, rédigé de manière protocolaire et embrouillée, le faux derviche le poignarde. On doit à la vérité historique de mentionner qu’un rival de Nizam, un nommé Taj Oul Moulk, aspirant à l'emploi de premier ministre, avait quelque peu facilité à l’assassin l’accès auprès de sa victime.

Ainsi, la roue du sort accomplissait sa révolution. La prophétie du prédécesseur de Nizam se vérifiait par les faits. Cette perle des Vizirs périssait par l’intrigue de ses proches et la violence de ses ennemis, ainsi qu’il le lui avait été prédit.

Est-il utile d’ajouter que, Nizam mort, les chacals de la cour se jetèrent sur ses biens et n’épargnèrent point sa postérité ?

Un mois après, l’Ordonnateur du Royaume, Malik Shah, qui avait été grand de la grandeur de son Richelieu, descendit dans la tombe sans que l’on sache clairement si le poison ou le poignard ont hâté la fin d’un monarque brutalement privé du principal étai de son trône. Ces deux décès coïncidèrent avec la prise d’Antioche par les premiers Croisés. Ils précédèrent de sept ans la chute de Jérusalem et la profanation de la mosquée du rocher (1099).-

La mort de Nizam et les troubles successoraux qui suivirent la disparition de Malik Shah plongèrent l’Empire Seljoukide dans une longue suite de révoltes, de séditions, de rebellions, et de troubles. Successivement, BARQUIAROKH, fils aîné du roi feu; puis son frère MOHAMED régnèrent, épuisant leurs courtes années de survie en luttes incessantes. Mohamed périt en III8, et son plus jeune frère SANDJAR lui succéda. La Perse connut alors des temps plus paisibles. Hassan Sabah, enivré de ses succès, protégé par les Tours d’Alamout, riche d'argent et maître de serviteurs dévoués, fut à même de faire assassiner tout à loisir et impunément ses ennemis d’hier et ses opposants du moment. Il ne s’en priva point. Ses émissaires, portés au plus haut degré de l’enthousiasme guerrier et du dévouement aveugle, par l’usage du haschich affirment les chroniqueurs, exécutèrent sans vaciller les plus dangereuses missions à d’incroyables distances de leur lieu de départ et dans des conditions d’audace stupéfiantes; ils portèrent la mort jusqu’au sein des villes, derrière les grilles et les murailles de palais et des demeures, dans les mosquées et les églises, les rues et les caravansérails. Ils remplirent d’une horreur unanime les peuples et leurs pasteurs.

Hassan même voulut faire périr par le poison le Sultan MOHAMED, second successeur de Malik Shah. La complicité du Vizir en exercice, SAAD OUL MOULK, était toute acquise aux Ismaëliens. Le barbier royal, au cours de la saignée mensuelle pratiquée sur le Souverain, devait user d’un rasoir empoisonné. Le Vizir eut tort de se confier à l’un des chambellans, plus ou moins complice. Ce chambellan, sur les coussins de son harem fit part du terrible secret à une épouse à laquelle il ne savait rien celer. Cette femme avait un amant, elle lui parla du projet. L’amant était fidèle à son prince, ou tout simplement, ennemi du Vizir. Il avertit le Roi. Par cette suite de transmissions, qui empruntait un itinéraire quelque peu scabreux et matérialisait un curieux enchaînement de circonstances et de personnes, le complot fut découvert.

On fit sur la barbier l'essai du rasoir fatal. Le misérable racleur de mentons devint tout noir, puis périt dans d’horribles
convulsions, devant les courtisans assemblés. Cet édifiant spectacle fut sans doute très propre à infuser aux témoins d’élémentaires principes en matière de discrétion, au moins en ce qui touche plus précisément aux projets et menées tendant à hâter l’ordre successoral et les changements dynastiques.

Les abus des sicaires de Hassan, qui prirent goût à l’exercice de leurs occupations meurtrières atteignirent et dépassèrent le point qu’il est toujours sage de ne pas franchir, si l’on désire jouir longuement de l’impunité indispensable à la culture prolongée du crime considéré nomme l’un des beaux arts. Le peuple se souleva,il exigea , il prit parfois en main, le châtiment des coupables, tant réels que présumés. Les accusés qui étaient virtuellement condamnés dès que le soupçon les effleurait, furent si nombreux qu’il fallut les brûler, par groupes, dans des fosses creusées tout exprès. On gagnait ainsi du temps et de la place, sans priver le populaire d’un lumineux exemple de morale en action. Chose également importante, on épargnait le combustible, dans une contrée où le bois et le charbon sont rares et transportés à grands frais sur l’échine des boeufs bâtés. Le naphte n’était pas inconnu des anciens de ce temps-là, encore qu’ils eussent la sagesse de ne l’employer que pour de modestes besoins d’artisanat. On ne sait si cette huile de pierre fut employée pour la combustion des assassins et même pas si elle servit au moins à allumer les fournaises collectives. La petite histoire est hélas muette sur ce point d’économie appliquée.

La secte Ismaëlienne ne fut pas pour autant extirpée. Elle survécut aux exécutions de ses membres actifs, comme plus tard, à l’invasion mongole. De nos jours, les Ismaëliens sont nombreux en Orient. Ils ont renoncé depuis fort longtemps, à se défaire de leurs éventuels opposants par les procédés aimables en faveur chez leurs devanciers. L’AGHA KAN, héritier spirituel du Vieux de la Montagne, est connu du monde entier mais de manière plus avantageuse que le farouche Hassan son lointain prédécesseur. Alamout et les autres forteresses ismaëliennes ne sont plus que des ruines et pans de murs où nichent dans la solitude, des rapaces qui ignorent l’homme et ses contraintes.

Pour Hassan, il mourut dans son nid d’aigle, peut-être repu de vengeance, ayant au moins, pu savourer à loisir le plaisir délicat de l’assouvissement des rancunes savamment satisfaites. Entre le temps où il récitait le Saint Livre et les textes traditionnels au pied de la chaire du docte Mohaffaq et le jour de sa mort Hassan avait vu couler bien de l’eau dans les fleuves de l’Iran. Il avait également fait répandre beaucoup de sang et de larmes, pour servir ses ambitions et rassasier sa faim de vindictes implacables.

Les derniers chefs du mouvement et les Hassassas survivants, vécurent à Alamout, après la mort de leur chef. Puis certains émigrèrent dans le Nord de la Syrie, où, de nos jours, les Ismaëliens constituent d’importants et relativement paisibles peuplements.

Le Roi RICHARD D’ANGLETERRE, le Cœur de Lion, aurait été au cours de sa participation à une croisade, en relations avec l’un des Vieux de la Montagne, successeur de Hassan. Il ne demeure que peu de précisions sur ces rapports, qui peuvent expliquer certains évènements postérieurs du règne de ce prince au destin bizarre. Les Templiers, au moins durant les dernières années de l’Existence de l’Ordre, furent en liaison étroite avec certains des Hassassas. Le fait fut retenu contre eux lors du procès d’extermination qui anéantit les chevaliers-moines. Les Hassassas ont sans doute légué leur nom aux langues de l’Occident. L’étymologie qui veut faire dériver le terme d’assassin de "Haschaischi" (fumeur de chanvre) est de plus en plus contestée. Ces derniers fidèles des successeurs d’Hassan jouèrent un rôle appréciable dans les relations entre les musulmans et les chrétiens d’Orient, alors que les Royaumes et les principautés des Francs florissaient puis déclinaient aux rives de l’Oronte et du Léontès.

Nizam assassiné, Malik Shah au tombeau, Hassan réfugié sur son roc d’Alamout, Aomar auquel nous devons revenir, se trouvait privé de protecteurs ou de possibilités de recours eux souvenirs communs de jeunesse.

Il connut alors l’hostilité des jaloux, des envieux et des bigots qui purent satisfaire leur hargneuse rancune, puisqu’aucune ombre auguste ne couvrait plus le savant.

Durant les années de tranquillité qui lui avaient été assurées par les faveurs de Nizam, Aomar s’était appliqué à perfectionner ses connaissances de mathématiques, d’astronomie et de médecine. Il soigne avec succès le jeune Sandjar, qui devait être plus tard Sultan, au cours d’une maladie d’enfance qui faillit faire périr le futur Souverain.Tout au long de cette période heureuse, notre sage publia des oeuvres nombreuses dont quelques-unes ont été conservées. On
lui doit un traité d’algèbre, en texte arabe, traduit vers 1860 en français et utilisé dans 1’enseignement par les Maîtres qui relevaient alors de l’autorité du Ministre Duruy. Aomar écrivit encore sur les définitions de la géométrie euclidienne, sur l’impôt, sur la détermination des proportions de métaux précieux dans les alliages, etc. Il composa également un traité sur l’Etre- sans l’associer au néant, cependant bien que ce fut aussi l’un des thèmes de ses méditations. Il consacra tout un ouvrage "le jardin des cœurs" à la Connaissance de Dieu. Des titres d’oeuvres indiquent qu’il avait également traité des sciences naturelles, des tables astronomiques, de la variation des climats, d’autres sujets encore. Nous l’avons vu réformer le vieux calendrier fautif. Il nous sera donné de l’apprécier comme météorologiste dans des circonstances délicates.

Mais notre auteur, pour variée qu' ait été son oeuvre, est bien mieux connu, dans le monde Oriental et en Europe, par ses compositions poétiques, les fameux Quatrains, ou Robat, les Rubbayat de la version anglaise devenue classique. Le nombre de ses courts poèmes, qui se suivent parfois en séquences formant un tout, ou qui, isolés, présentent un sens concret qui se suffit à soi-même, est incertain. Quelques critiques européens se basant sur une analyse poussée mais dont les procédés sont peut-être discutables ne veulent reconnaître comme authentiques qu'une centaine de ces tétrastiques. Les Hindous modernes, les Persans, les Arabes, gens au moins aussi bien informés que les occidentaux, et disposant d’une documentation plus variée et plus complète, qui n’est pas toujours dans les bibliothèques publiques, affirment que plus de cinq milles stances de quatre vers sont imputables au fécond Aomar. Le sage de Naishapour a sans doute égrené toute sa vie des productions nées du besoin ou de l’inspiration du moment. Il les a composées au cours d’entretiens, de rencontres, de méditations afin de fixer, en sentences simples et commodes, aisées à retenir, fixes dans leur forme, des réflexions, des vérités, des impressions fugaces, des notions ésotériques, autrement exposées à se perdre.

Cette poésie fugitive, vite répandue dans un public raffiné, plagiée, imitée, démarquée, fit à Aomar une renommée de lettré averti, mais contribua également à le faire taxer de scepticisme, d’épicurisme, voire d’impiété, accusations sérieuses en ce temps (chaque époque possédant comme on s’en doute, ses déviations propres.)

A la mort des protecteurs qui l’avaient préservé efficacement de l’hosti1ité des cagots, Aomar fut contraint de mettre un frein à sa licence verbale et de modérer les élans de sa plume. Les Mollahs, ce quasi clergé persan, lui menèrent la vie dure. Autant pour échapper à leurs tracasseries que pour s’acquitter d’un devoir de piété, Aomar partit, à petites journées, sur le chemin du pèlerinage. Lui, sédentaire né, qui ne se déplaçait guère que pour aller de Naishapour à Merv, assez peu distante, il abandonna la ville de sa naissance pour se rendre au Hedjaz.

Hors d’un voyage à Balkh, dans l’Iran Oriental, on ne connaît pas, après le pèlerinage de la Mecque d'autres déplacements importants du poète qu’il nous est loisible d’imaginer comme un homme de vie simple et studieuse, attaché à ses habitudes.

Aomar parvint d'abord à Baghdad, encore brillante mais bien déchue de sa splendeur du temps des Abassides. Le Calife résidait toujours dans son palais des bords du Tigre, mais il n’était plus qu’une ombre sans pouvoir et n’accomplissait que les rites religieux attachés à sa fonction, sans exercer de puissance temporelle. Dans la "Cité de la Paix" une civilisation menacée chaque jour davantage de subversion et d’écroulement, survivait, conservant bien plus l’apparence des grandeurs évanouies que l’essence des réalités. Une foule de philosophes, d’incrédules, d’esprits forts, à peine recouverts d’insuffisants lambeaux de conformisme religieux, pullulait dans ce monde en décomposition. Ces amateurs de théorie audacieuse apprirent la venue du grand Kheyyam. Ils se pressèrent aux portes du Kahn qui abritait le voyageur lassé par de longues étapes dans les solitudes qui séparent de l’Iran les vallées de 1’Iraq. Ces amateurs de scandale accouraient, alléchés par le parfum d’impiété et de libertinage respiré à la lecture d’une oeuvre qui n’était trop souvent qu’un honteux démarquage des quatrains de notre poète. Aomar, très mécontent de voir quelle tournure on donnait à des écrits qui n’étaient pour lui que notations du moment, pensées coulées au moule du vers ou indications subtiles pour initiés, refusa de se prêter au jeu grossier de ces admirateurs indésirables. Il désappointa les oisifs lettrés, qui espéraient tirer de sa conversation, le plaisir faisandé que peut donner l’impiété ingénieuse assaisonnée d’un verjus de causticité.

Pénétré également de 1’importance des rites qu’il allait accomplir en fin de voyage, Aomar se refusa à tous les entretiens profanes qui eussent pu le détourner de ses méditations et de ses devoirs.

Cette réserve, ces nécessaires mesures de prophylaxie morale lui valurent l’hostilité des philosophes de Baghdad. Ils ne sont peut-être pas étrangers au mauvais renom dont bien des orientaux ont gratuitement transmis l’écho aux traducteurs et aux commentateurs d’une oeuvre qui mérite mieux que sa réputation.

Aomar visita les lieux saints, et s’y acquitta des devoirs qui incombent à tout musulman en état de les accomplir. Il revint chez lui et repris le cours de sa vie paisible et studieuse. Il lui advint de se rendre, à la requête de l’Emir de Balkh, dans les possessions de ce grand seigneur. Il retourna très fréquemment à Merv où l’attirait une bibliothèque abondante et célèbre en ouvrages rares et des possibilités de travaux scientifiques. Il séjourna cependant, la plupart de temps à Naishapour, où il fut honoré de la faveur de Sandjar, dernier fils de Malik Shah et troisième successeur de ce prince. Sandjar avait déjà eu Aomar comme médecin au cours de son enfance. Il lui avait d’abord battu froid (peut-être à cause du souvenir de quelque drogue nauséabonde) mais avec le temps, le jeune Souverain n’avait pas tardé à reconnaître les vertus de son vieil ami et l’avait fait revenir au Palais. Il comble le vieillard de marques d’estime, et alla un certain jour, jusqu’à le faire asseoir à ses côtés sur le "siège du pouvoir" afin de le mieux honorer devant ses courtisans.

Durant un séjour à Merv où la Cour se rendait fréquemment, Aomar vit sa science météorologique et sa longanimité mises l’une et l’autre à dure épreuve. Le Sultan voulait chasser durant quelques jours d’affilée. Ce n’était pas alors une petite chose que d’organiser une chasse royale. Des rabatteurs traquant sur des distances immense le gibier promis aux flèches des veneurs, repoussaient patiemment les animaux vers l’intérieur d’un immense parc improvisé établi sur l’un des emplacements propices au galop des chevaux, à la course des lévriers, aux évolutions des lynx et des guépards dressés, au vol des oiseaux d'asturcerie (?).

Ceci fait, la Cour entière se mettait on marche. Les grands personnages et le bagage pesant étaient transporté sur des éléphants, luxe onéreux importé du proche Indoustan. Des litières chargées de femmes, d’eunuques et de suivants allaient au pas de chameaux calmes ou de mules sûres. Des bêtes de sommes en nombre fléchissaient sous l’entassement indescriptible de tout ce qui était nécessaire pour ravitailler, nourrir, protéger et distraire, une armée de princes, d'épouses et de serviteurs. Toute une jeunesse dorée, vêtue de satins de la Chine ou de pesants brocards orfévris, caracolait , en évolutions savantes sur les grands hongres de sogdiane ou les fines juments d’Arabie.

Semblable à la traîne ocellée d’un paon, le cortège couvrait de ses mouvantes diaprures les chemins et les prairies, sur des parasanges. Les miniatures du temps, qui font de nos jours l’orgueil des galeries et des musées, nous peignent avec un luxe précieux de détails charmants, ces expéditions somptueuses, telles que le monde n’en verra jamais plus.

C’est donc la responsabilité de la mise en branle opportune du succès d’une pareille entreprise qui dépendait de la sagacité du préposé à la prévision du temps. Le Sultan fit venir Aomar et lui ordonna de préciser, au plus vite, la période la plus rapprochée permettant une chasse agréable. Aomar, déjà bien grison, demanda et obtint quelque délai. Il multiplie calculs et observations personnels, consulta des références, pris des avis de savants et ne négligea pas non plus de recueillir des dires de humbles pêcheurs, paysans, bergers et bûcherons, qui vivent au contact des réalités de la nature, et moins doctes que les lettrés, ont souvent autant de bon sens.

Au bout de deux jours, fort de son savoir, Aomar affirma au Roi qu’il pouvait partir. Respectueux des usages, le vieillard voulut tenir lui-même l’étrier hors montoir de son jeune Souverain. Dans le temps que le Sultan enfourchait sa bête et que le cortège allait se mettre en marche, le ciel se couvrit. Le vent du Nord, venu de la Caspienne et de la haute Asie glaça l’atmosphère. Des nuages gris errèrent dans le ciel, s’assemblèrent en dôme plombé et laissèrent s’éparpiller sur la nature attristée des flocons de neige qui commencèrent à poudrer de brillants cristaux les crinières tressées des chevaux et les aigrettes des cavaliers. Toute l’impitoyable jeunesse se répandit aussitôt en sarcasmes, devant ce démenti formel donné par le temps aux affirmations du vieux savant. On dut murmurer sans trop de retenue, et dans le persan le plus élégant, que le cher Aomar commençait à baisser et à sentir les atteintes de l’âge. Sûr de sa conscience, et voyant au-delà de la passagère bourrasque la sérénité assurée du ciel, l’astronome sans se troubler, engagea vivement son Roi à continuer la route, il lui promettait une prompte éclaircie et du beau temps fixe pour cinq journées consécutives. L’accomplissement intégral de cette audacieuse prédiction (ou de cette savante prévision) mit le comble au renom de déchiffreur de nues. On veut espérer sans trop y croire que les jeunes railleurs firent, au retour, la plus honorables des amendes.



( A suivre )


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MessageSujet: Re: AOMAR KHEYYAM, un poète persan, ses amis et leur temps   AOMAR KHEYYAM, un poète persan, ses amis et leur temps I_icon_minitimeSam 9 Juil - 22:42

( Suite du texte de la conférence)


Aomar avait retrouvé à Naishapour, des amis de condition modestes, des travaux aimés, des disciples fervents, et la joie de jours paisibles. L’idée de la mort lui devenait d’ailleurs, chaque jour plus familière. Avec beaucoup de résignation véritable (que certains ont interprété comme un révolte contre la destinée de toute chair périssable) le thème de l'inéluctable fin des créatures mortelles est évoqué jusque dans les quatrains les plus bucoliques du sage. Un soir s’entretenant de cette fatalité avec quelques amis dont l’écrivain Aroudi, qui nous rapporte le propos, Aomar déclara :
" Mon tombeau se trouvera en un endroit tel que, chaque printemps revenu, la brise du Nord, y répandra des fleurs..."
Ces paroles surprirent grandement les auditeurs car nul reconnaît avec certitude le temps, les lieux, ni les circonstances de sa mort, ni de l’1nhunation ou de la destruction de ses restes funèbres.

Quatorze ans après le décès de Kheyyam, survenu vers II23 (518 de l’Egire) alors que le savant était en pleine possession de sa conscience et de ses facultés - le même Aroudi repasse par Naishapour. Il voulut voir la tombe de l’astronome-poète, dont il vénérait la mémoire. Il nous rapporte lui-même comment s’effectua cette visite pieuse :
" Un vendredi, je voulus voir le tombeau d’Aomar Kheyyam. Je me fis accompagner par quelqu’un qui connaissait l’emplacement de la sépulture. Nous arrivâmes au cimetière, à main gauche était un mur avec une porte ouvrant sur le verger. Je vis un tertre sous lequel dormait le poète. Par-dessus le mur, des branches d’arbres, poiriers et abricotiers, s’étendaient jusqu’au dessus de la tombe que le vent jonchait de fleurs. Il me souvint alors des paroles de Kheyyan et mes yeux se remplirent de larmes ».



Ainsi vécut et mourut, à un âge avancé, mais qu’aucune chronologie ne saurait fixer à dix ans près, AOMAR KHEYYAM, aimé ou exécré de ses contemporains, et au sujet duquel la postérité, en Orient comme en Occident, continue à se diviser en laudateurs enthousiastes et en critiques irréconciliables.

Les rigides théologiens du Schiisme, qui redevint après sa mort la religion officielle de la Perse, les lettres du monde arabe aussi lui ont imputé un scepticisme dont la preuve demeure peut-être à faire. Une réputation d’ivrognerie consciente et de débauche raffinée (reposant sur l’interprétation à la lettre de quatrains susceptibles, comme tous les ouvrages de ce temps-là, de transpositions et de gloses "ad infinitun") résume l’idée que de nombreux orientaux et presque tous les occidentaux se font du tendre Aomar. Il est juste de remarquer que, si Kheyyam connut réellement le désir puisé aux urnes des taverniers et les plaisirs dispensés par des corps harmonieux, il sut toujours user de ces dérivatifs avec assez de mesure pour être en état de poursuivre, au long d’une vie utile, une oeuvre scientifique et une composition de poèmes aussi absorbantes qu’importantes.
Aomar a sans doute aimé la vie, les belles formes, les sensations voluptueuses. Il a demandé à son passage sur la terre, dans un pays favorisé, de lui donner les joies esthétiques, les émois du cœur, les frissons de la chair propres à lui faire aimer le créateur à travers la création. Il a honoré son maître en n’en méprisant point l’oeuvre majestueuse ou charmante.

Il fut de ce très petit nombre de sages qui savent se réjouir de ce que l’épine du buisson se couronne de fleurs, et ne s’en prennent point à la Providence parce qu’il lui a plu d’armer d’aiguillons la tige de la reine des corolles.

Disciple sans rigueur du grand Ibn Sinna (Avicenne) Aomar professait sans bigoterie les opinions du maître, qu’il assaisonnait de son petit grain de tolérance. Il croyait profondément, toute son oeuvre en fait foi, à un Dieu de clémence, qui n’a point tiré sa création du Néant pour l’y replonger, par pur caprice, sans pitié ni miséricorde. Il savait que le Souverain Maître a pétri l’homme du limon originel et lui a donné une chair périssable. Il savait encore que l’être sublime a voulu, pour animer l’argile, insuffler à Adam, la première de toutes les âmes immortelles.

Tout au long des quatrains- et ceci malgré les importantes différences des versions des traducteurs- se retrouve le thème de la destinée de l'homme, vaisseau de glaise que les forces de la mort peuvent bien rompre et faire retourner à la terre originelle, mais dont le content spirituel, le vin de la grâce, est à l'abri des anéantissements qui annihilent la matière.

Aomar se penche avec un amour attendri sur cette argile dont nous sommes tous fabriqués. Il nous dit comment, un soir d'entre les soirs passant auprès de l'atelier d'un potier, il vit l'artisan battre et fouler de toutes ses forces une masse destinée à son four. Le poète entendit alors la matière martyrisée se plaindre et gémir d'une voix presque étouffée, disant à son bourreau "Petit frère je t’en supplie, frappe un peu plus doucement . ..".

Au déclin d’une autre journée, alors que s'achevait le mois de jeûne, Aomar nous conte qu'il se trouvait dans le magasin d’un vendeur d'amphores . Tandis que le demeurant, les gens, les yeux tournés vers le couchant, attendaient l'apparition du frêle croissant qui marque l'achèvement de la période de liesse du Beiram, Aomar se recueillait parmi les rangées de jarres empilées. Muettes d'abord ces formes commencèrent à s'animer d'un bruissement qui devint voix articulée et se fit intelligible. Elles parlèrent. Elles dirent le destin des vases d'argile, pétris, tournés, lancés dans le monde, fracassés par le destin, mais sûr cependant que tous ( même ceux que la main du potier peut avoir rendus difformes dès les premiers tours de roue) retrouveraient un jour, et sans faillir avec le suc nourricier, leur raison d'être et la justification de leur existence.

Le poète étendait son amour à toutes les choses créées, et sa pitié pour les êtres, par delà des siècles envolés ne négligeait pas les morts d’autrefois. Tandis qu’il se promenait au long des eaux vives, par les nuits douces, argentées de lune, il songeait avec compassion à ceux qu'étreint la tombe et qui attendent le Jour du Jugement. Sans négliger d'ouïr les roulades du rossignol - dont il nous a si joliment dit des chants passionnés qui ont fait s'empourprer le coeur pâle de la rose blanche- il évoquait l'angoisse des disparus, oubliés par les vivants et gisant, anonymes et négligés sous les fleurs et le gazon vert. Aomar pour apaiser le feu de l'anxiété de quelque bel oeil défunt, formulait un souhait : Il demandait à la tulipe d'élever vers le ciel nocturne son calice découpé, de le remplir du trésor perlé de la rosée, puis inclinée vers la terre, de répandre cette aumône liquide, afin de rafraîchir au plus profond du sépulcre quelque césar oublié, quelque beauté ensevelie dans le sombre royaume souterrain.

Les ruines, le désert, toujours si proche des villes en Iran, la mince limite de verdure qui sépare la solitude de la terre de labour inspiraient à cet évocateur des grandeurs enfuies, à cet amant de la vie simple, des accents sincères.
Près des vestiges d'une ancienne résidence des Hassanides déchus, Aomar médite ainsi:
" Ce palais, qui jadis élevait ses pilastres‘ jusqu'au ciel et qui humiliait sur son seuil le front des Rois vaincus,
je n’y ai plus trouvé que la tourterelle solitaire, qui demandait aux échos : où sont nos gloires enfouies ?

On dit que chacals et reptiles tiennent à présent leurs assemblées, là où le célèbre Jamshid étalait sa gloire et festoyait, et Bahram le puissant chasseurs d’onagres, l’âne sauvage piétine maintenant sa poussière, car la tombe retient Bahram captif.

Dans ce caravansérail en ruines, dont les portes ouvertes et closes tour à tour sont l’alternance des jours et des nuits, songez-y combien de Sultans, avec toute leur pompe, ont séjourné leur temps prédestiné, puis s' en sont allés vers le néant .

Aomar ne désirant plus que les douceurs d’une vie simple et sans éclat, mais riche de sensations fines et de sentiments délicats propose à un ami les joies de la retraite en quelque lieu paisible :
" Viens avec moi, le long de cette bande d’herbages qui sépare le désert des champs cultivés.
Là, on ne connaît plus ni nom d’esclave ni titre de Sultan, et laissons le puissant Mahmoud en paix, sur son trône d’or.
" Là, avec des poèmes, un peu de pain, un cuissot d’agneau, une jarre de vin et Toi, chantant à mes côtés dans cette
solitude, Ah ...que la solitude me serait un suffisant paradis.



Aomar fut à peu près ignoré en Europe Occidentale jusqu'au I9ème siècle. Un autrichien, Hermann Purgstalln traduisit vers 1825, deux douzaines de quatrains, dans une anthologie de belles lettres persanes.

Notre poète doit la renommée dont il jouit dans le monde anglo-saxon (où son oeuvre versifiée - un peu arrangée - est devenue plus que populaire) à Edward Fitgerald. Ce lettré, esthète anglais de la période victorienne, publia sa première traduction en I858. Elle demeura longtemps presque inconnue, et à peu près invendue. William Morriss, autre esthète anglais de culture étendue, appuyé de ses anis préraphaélites, ressuscite l’ouvrage oublié. Fitzgérald encouragé par un succès tardif, mais sans limite, donna en I868, 1873 et 1879 trois éditions successives de sa traduction, toujours remaniée et augmentée. Il reproduisit les notes et la préface qui avaient accompagné la première version, et qui étaient empruntées à des travaux sérieux de l’érudition anglaise des Indes. L’engouement pour l’oeuvre de Kheyyan revue par Fitzgerald dépassa toute mesure. De nombreuses réimpressions, des adaptations diverses dans plusieurs langues d’Europe ont confirmé le goût du public anglo-saxon et continental pour les quatrains- selon la conception Fitzgéraldienne. On a reproché avec raison au traducteur ( homme de culture raffinée et esprit remarquable, indubitablement) d’avoir un peu trahi, légèrement interpolé, quelque peu travaillé son texte dont la source est un manuscrit persan de date assez tardive, conservé à la bibliothèque boldéyenne d’Oxford. Fitzgérald a produit sans nul doute un poème cohérent, une sorte de suite à tournure d’aglogue désabusée, mais au prix de quelques accommodements avec l’exactitude. Son oeuvre est une parfaite réussite littéraire, un monument estimable de versification anglaise savante et élégante tout à la fois. Elle a contribué (et continue) à donner au monde occidental une version fort harmonieuse, mais un tantinet inexact de quelques douzaines seulement de quatrains de Kheyyam’ ’"

Contemporain de Fitzgérald et travaillant en Perse même sur des documents différents, d’une authenticité que la critique moderne met quelque peu en doute (mais ceci n’est pas imputable au traducteur) J.B. NICOLAS s’attacha, durant les dernières années du Second Empire, à traduire l’auteur mis en vogue par le Britannique. J.B.Nicolas était de son état, premier Drogman à l’Ambassade de France à Téhéran. Il fut pendant un temps, chargé de fonctions consulaires à Recht.

Chaussant son docte nez des bésicles du chercheur, Nicolas s’entoura de grammaires, de lexiques et de dictionnaires, et noircit force rames de papiers. Il n’omit qu’une chose : avoir des contacts avec la vie. Au cours de ses louables efforts, il épuisa les documents à sa disposition, en l’espèce d’édition persane de quatrains de I861 qui a été reconnue, depuis contenir quelques inexactitudes de textes et des interpolations imputables à des auteurs postérieurs à Khayyam.

Nicolas travaillait honnêtement, patiemment, laborieusement. Mais si l’on peut juger par le ton de ses notes et la teneur de la biographie qu’il consacre à l’auteur de son choix, Nicolas n’avait pas la tournure d’esprit indispensable pour hanter avec fruit le monde un peu particulier de l’Iran Seljoukide. Au berceau de Nicolas ni les grâces ni les ris, ni les elfes serviteurs d’Ariel ni les lutins qui logent au coeur des fleurs, n’avaient épanché le miel de l’indulgence ou effeuillé les roses de la joie. Il est des humains qui, conçus comme à regret, portés sans enthousiasme, naissant dans la grisaille d’un monde sans soleil. Ils grandissent dans une triste austérité et toute leur vie d’homme, sont marqués du sceau écrasant du puritanisme pudibond, au prix duquel la plus sévère rigueur janséniste risque fort de faire figure de coupable légèreté. Si l’on estime Nicolas à l’aune de ce qui demeure de ses écrits, on est en droit de penser qu’il appartient à cette humanité disgraciée.

Le voyage en Perse, la Perse de 1860, celle du Comte de Gobineau, n’ouvrit point les yeux de Nicolas sur les charmes d’un pays aimable riche des vestiges d’un éblouissant passé. En vain, il séjourna à Recht, sur les bords de la Caspienne. C’est pense-t-on l’antique RAGES du livre do TOBBIE. Là l’ange guide du jeune voyageur avait fait recueillir le fiel de poisson qui devait rendre la vue au père de l’adolescent péréguin (?) Pour la cécité morale de NICOLAS, sur les lieux même de la découverte du précieux hépatique, il n’y eu ni ange ni poisson, ni huile de foie propre à faire choir les écailles de globes oculaires irrémédiablement scellés. Il est vrai que l’aveuglement du vice-consul ne provenait point, comme celui du vieillard Tobbie, d’une coïncidence d’accidents rares, réunissant, pour le malheur d’un dormeur sénescent, la causticité de la fiente d’hirondelle et la rigoureuse verticalité de la chute des corps.

Durant ces longues années de séjour en Iran, Nicolas vécut au milieu d’un peuple épris de tous les aspects de la beauté, et dans des régions que le ciel favorise d’un heureux climat. Hélas, les corolles de pavots s’effeuillèrent sans qu’il y prit garde, et c’est inutilement que leurs lourdes capsules en forme de grenades secrètent les larmes du latex qui endort les douleurs et fait naître les rêves. Le chanvre de l'Inde étagea en pure perte ses feuilles sept fois digitées , lancéolées comme des fers de sarisse. Aux pressoirs de Chiraz, aux celliers de Tébriz, les vignerons arméniens firent au temps des vendanges, jaillir sous leurs pieds dansants le sang pourpre des grappes foulées. Leur labeur fut, pour Nicolas, comme s'il n'avait point été. Dans les venelles chaudes de Téhéran, dans les cours fraîches de Recht, la beauté, voilée ou provocante, les formes harmonieuses, entrevues ou devinées, les promesses les moins équivoques du plaisir ne parvinrent point a dégeler 1’incorruptible. Rien de put fondre les glaces d’un coeur, rien ne sut émouvoir les frigidités d’une chair qui se refusait aux douceurs des épanchements comme aux délices des contacts.

Nicolas compila, traduisit, déchiffra, transcrivit, gratta, corrigea, hésita, s’ébahit, se scandalisa mais ne put en fin de compte, tel qu’il avait été bâti, mettre d’accord selon les exigences de son étroite logique et les limitations de son âme sans chaleur les propositions, les notions et les idées, qu’il jugeait contradictoires et qui lui paraissaient se heurter et s’affronter dans l’oeuvre à laquelle il s’était bien imprudemment attaqué.

Nicolas, sans le moindre doute, en drogman bien au fait des règles de son métier, connaissait suffisamment la grammaire persane et les ressources verbales des dialectes iraniens. On a pourtant le droit d’imaginer, sans faire injure à sa mémoire d’honnête diplomate guindé, qu’il ignorait (et pour cause) le vocabulaire particulier, les sens dérivés, les acceptations convenues de toute une nomenclature technique du soufisme , qui demeure assez hermétique puisqu’elle ne traite que de matières dont il importe que le vulgaire ne soit pas informé. Une telle connaissance est l’indispensable clé pour qui veut pénétrer dans le domaine clos d’une certaine poésie. Peu d’Orientaux la possèdent, et moins d’Européens encore la détiennent, et ceux qui en sont dépositaires ne font pas, de coutume, étalage public de cette érudition.

Nicolas, par surcroît, fut favorisé par un genre de chance qui semble réserver ses faveurs à une variété particulière d’êtres humains.(On veut dire la catégorie d’individus tristes, travaillés par d’intimes prurits et trop honteux pour admettre leurs démangeaisons). Ceux-là ne manquent jamais de remarquer d’abord, de signaler ensuite la nécessité de placement de feuilles de vigne, qu’ils estiment indispensables la où l’innocence des enfants et la simplicité ne voyait ni malice ni matière à alarmes.

Il arriva donc, que dans son édition de I860, Nicolas trébucha à différentes reprises (il ne s'agissait point pour lors, d’interpolations) sur les passages où notre bon Aomar sans insister ni créer l’équivoque- qui n’existait pas pour lui ni pour les gens de son temps, fort éclectiques en général en fait d’amourettes- parle tout uniquement de « beaux garçons ». Quel embarras pour le pauvre Nicolas qui n'eut pas l’esprit de traduire simplement, sans gloses les deux mots du poète. Scandalisé, ou peut-être travaillé par d’obscures refoulements - alors encore sans nom en psychiatrie- pudibonds, Nicolas pris entre son honnêteté d’interprétation et sa crainte du scandale, chercha et trouva un biais. Il finit par rendre les deux termes d’Aomar par "Beaux visages, Etres adorables" etc." ce qui n’était pas moins suggestif que la translation exacte et certes pas plus innocent. Non content par cette transposition qu’il prenait pour une atténuation, Nicolas, dans de copieuses notes, barbota dans son écuelle d’un pied aussi plat que malhabile. Avec des tournures de conspirateur de mauvais mélodrames, il invita les Orientalistes à se reporter au texte, et par surcroît, confia à ses lecteurs que les persans eux-mêmes ne sauraient sans rougir de pure vergogne, citer honnêtement certains passages de leur auteur. Ceci fait, Nicolas, pudique austère, étriqué, boutonné et convaincu, décerna au pauvre feu Aomar l’épithète de cynique.

Doit-on s’étonner que Renan, pontifiant dans le journal asiatique après lecture de l’ouvrage de Kheyyam revu par Nicolas dut laisser tomber de sa plume, ce jugement qu’en son âme de défroqué grassouillet, il estime définitif :
" Aomar Kheyyam est un mystique en apparence, un débauché en réalité, un hypocrite consommé, mêlant le blasphème à l’hymne, le rire à l'incrédulité.

Et voilà comment se font les réputations.

Plus près de nous, un autre français, Arthur GUY publia une version excellente de 328 quatrains en 1935. Il la rendit pour vers dans la forme persane, avec des soucis de rythme et de rimes qui en sont un tour de force littéraire. Dans une longue et passionnante introduction, ouvrage digne de toute l'estime des plus exigeants lettrés, le savant iranisant nous a rapporté à peu près tout ce que l’on sait actuellement en Occident au sujet du vieil Aomar.

Arthur GUY a rendu justice au doux poète, il a tenté de le représenter tel qu’il fut, un Homme Rare, bon aimable, aussi prompt à se pencher sur les créatures qu’à rendre au Créateur l'hommage que lui doivent les êtres doués de raison. L'ouvrage de ce traducteur a été longuement et fréquemment consulté avant l'établissement du présent texte, et il n’est que juste de rendre ici à Arthur ce qui appartient à GUY.

Plus récemment encore, un érudit orientaliste britannique, qui fut en 1952 l’hôte de Fès le Professeur A.J.ARBERRY, a donné une traduction anglaise nouvelle de l’oeuvre poétique de Kheyyam. Par une chance redoublée (occurrence rare dans la vie d'un lettré) Arberry a pu à quelques années d'intervalle, se procurer et utiliser deux manuscrits jusqu'ici inédits, les plus anciens en date à ce jour, qui donnent un texte authentique de plus de deux cent quatrains du poète calomnié et mutilé par ses compilateurs successifs.

Dans son outrage magistral, le professeur Arberry, poète autant que linguiste, a cru devoir demander à la forme noble du huitain de TENNYSON le moyen de transcrire valablement ce qu' Aomar, grâce à la concision de son idiome et à son bon sens des formules brèves et éloquentes, avait pu condenser en quatre vers au rythme immuable régis par les lois exigeantes de prosodie et semblables, sous un certain angle, à la forme de poésie grecque dite alcaïque.



A juste distance des louanges malhabiles et des critiques injustifiées (ou inspirées par la haine et le parti pris) on peut exposer une opinion plus modérée concernant l'auteur qui nous a occupé jusqu’ici :

KHEYYAM fut de son temps et de son pays, complexe et divers comme l'homme en général et plus encore comme le monde où il vivait, société sur son déclin, menacée par les barbares et telle que notre vie moderne ne permet plus guère de l'imaginer, même en séjournant dans le cadre physique du pays où florissait le "tisseur de tentes".

Il vécut en un moment de grand troubles politiques, alors que les meilleurs d’entre les penseurs, les plus pieux d’entre les mystiques, les plus sages d'entre les amants de la création, recherchaient volontiers l'obscurité dans leurs comportements comme l'hermétisme dans les productions de leur esprit, laissant aux "purs et aux initiés" le soin de retrouver, sous les apparences trompeuses, l'essence de vérité celée aux yeux du vulgaire. Ce souci de protection du "secret" (qui eut son pendant dans le "langage clos" des troubadours de l'Occitanie albigeoise ) allait jusqu'à la poursuite d'un extérieur de vie attirant la censure et le blâme de la part des biens pensants du moment. Cette quête du discrédit, cette culture persévérante de la réprobation de la part des non initiés fut, pour des esprits peu conformistes, un moyen de mettre le trésor intérieur à l'abri de la profanation, de la divulgation ou de la curiosité incompréhensive et hostile des malveillants et des ineptes. C’était encore, pour certaines âmes cheminant par les voies périlleuses de l’ascèse et du perfectionnement, une nécessaire mortification un refus contre le danger de l'orgueil, tentation satanique qui fit trébucher tant d’aspirants à la Sainteté sur la voie ascendante.

Une anecdote qui mérite d’être rapportée nous est contée concernant un concitoyen d’Aomar. Elle éclaire mieux que toute pesante dissertation la nécessité de cette recherche volontaire du mépris et du décrit publics pratiquée par les âmes vraiment fortes jusque dans l’Occident et après le temps qui nous retient, de tels faits ont eu leur pendant dans le monde chrétien.

Un négociant de Naishapour partant pour un très long voyage voulut confier une jeune et belle esclave dont il était éperdument épris à la garde d’un honnête homme d’une vertu confirmée. Il la remit entre les mains d’un sien voisin de moeurs austères, jouissant depuis longtemps d’un renom mérité de piété et d’intégrité. Ce personnage nommé El Hiri fit placer l’esclave dans son harem parmi ses épouses et ses servantes. Il la vit par hasard, il fut féru de sa beauté et se prit à l’aimer d'une passion aussi coupable que sénile, rongé de scrupules et de désirs, haïssant la pensée de la faute et redoutant à chaque instant de la connaître. El Hiri cherche conseil auprès d’un vieux Cheikh, son directeur de conscience.

Ce chargé d’âme lui dit : " Tu ne peux retrouver la sérénité et la paix qu'en allant vivre auprès d’un nommé Youssef, dans la ville de Rey. Demeure à ses côtés, il connaîtra le trouble de ton coeur, il te donnera la force de le vaincre".

El Hirï battat sa mûle, emplit de provisions ses bissacs de voyage et partit sur la route qui menait vers Rey. Arrivé dans ce lieu après un long chemin, il s’enquit tout d'abord auprès de personnes respectables rencontrées dans le lieu de prière de la demeure du Cheikh Youssef. Chacun se récria et le scandale fut grand. Comment, lui disait-on de toute part, un homme tel que toi qui semble pieux, tu veux voir , connaître, fréquenter ce Youssef, un vil débauché, un être perdu de moeurs et de réputation ? Tu n’y songes pas sérieusement.

El Hiri, troublé, rebâttat sa mule et reprit le chemin de sa demeure sans être allé plus avant dans sa quête. Il parvint à Naishapour, rentra chez lui et recommença de brûler de toutes les ardeurs coupables d’une concupiscence qui du fait de la présence sous son toit de la belle esclave le consumait de désirs chaque jour plus poignants.

En désespoir de cause, il redemande conseil à son guide moral qui le blâma fort de son manque de foi et lui enjoignit de repartir sans tarder pour Rey, d’y voir le Cheikh Youssef en dépit de l’hostilité de l’opinion publique, de vivre humblement aux cotés de cet homme décrié, condition indispensable à la guérison d’une âme ulcérée et en grand danger de se perdre.

El Hiri remit sur l’échine de sa mule le bât et les couffes nécessaires au voyage. On ne sait si la pauvre bête se plaignit en son idiome des tergiversations et des vacillations de son maître.

L’une portant l’autre, la monture et son chevaucheur arrivèrent à Rey. La mule fut déchargée de son faix et l’homme gémissant sous le poids de ses soucis et de ses peines décidé de se rendre auprès de Youssef quoique que l’ont pût lui dire pour l’en dissuader.

Il cherche et trouve la demeure du personnage. Elle était située dans un quartier où les tavernes et les maisons de débauches florissaient à l’envie. Au milieu de ce cloître le vieux Youssef habitait une masure. En entrant chez l’homme qu'il était venu consulter de si loin El Hiri déjà prévenu et scandalisé par le spectacle du proche voisinage eut un haut-le-corps :le vieillard était assis tenant tout près de lui un bel adolescent qui par surcroît agitait dans une grosse bouteille un liquide sombre et suspect. El Hiri fut sur le point de repartir sans plus. Il se ressaisit, salua assez sèchement Youssef et, prenant l’offensive lui demanda à brûle-pourpoint et d’un ton de censeur :
- Pourquoi habites-tu ce quartier de débauche où un homme de bien se perd de renommée en venant te quérir ?
- C’est, dit paisiblement Youssef que depuis quelques années de mauvais garçons et des proxénètes ont envahi ce quartier et en ont acheté toutes les maisons pour l’exercice de leur métier. Ils n’ont point voulu de ma bicoque, la demeure de mon père et de son père avant lui. J’y suis demeuré et j y prie Dieu, ce que bien peu de gens songent à faire dans les environs.
- Le sévère El Hiri se radoucit un peu, mais cependant voulant sans doute faire montre d’une vertu qu'il pensait devoir d’autant plus affirmer, qu’il savait "in petto" combien elle avait été près de broncher (pour ne rien dire des risques d’achoppement dans l’avenir) il fronça le sourcil, tendit vers le jeune homme et le récipient de verre un index accusateur et osa demander : mais qui est ce trop joli garçon et qu’est-ce que ce vin ?
- Youssef ne se troubla pas, sourit et dit : cet enfant que j’aime tendrement est à qui Dieu a fait la grâce d’une enveloppe harmonieuse pour loger une âme douce et pure, c’est mon fils. Ce liquide que ta prévention et ton parti pris t’ont fait tout d’abord prendre pour du vin ce n'est que du vinaigre.
- El Hiri de plus en plus troublé et sentant que se dérober sous ses pieds le terrain qu'il croyait jusqu'ici solide voulut au moins se raccrocher à une justification. Il demande moins âprement: pourquoi étant ce que tu es, t’exposes tu si imprudemment aux critiques, aux calomnies, à la censure des gens malveillants ou abusés ?
- Youssef le regarde jusqu’au fond de l’âme et lui dit d’une voix qui scandait les syllabes comme le marteau frappe le fer sur l’enclume : c'est afin que, scandalisés par les apparences, mes frères en Islam ne me prennent point pour un homme entièrement vertueux, libéré des tentations et capable de vaincre les aiguillons de la chair. C’est encore et surtout pour que les gens simples qui pourraient avoir confiance en ma probité, me ne confie jamais en dépôt sacré leurs jeunes esclaves dont je serais bien capables moi aussi de m'amouracher.
- El Hiri comprenant enfin quelle terrible leçon lui donnait le vieillard versa les larmes de repentir dont les Orientaux ne sont jamais chiches.

Il vécut aux côtés du sage, brava le décrit des gens bien pensants de Rey, reçut les simples et efficaces enseignements du saint homme puis s’en retourna chez lui, l’âme pacifiée, le cœur épuré, guéri de son désir déshonnête et par surcroît moins prompt qu’au paravent à juger les gens sur l'apparence.



Avant de prendre congé de Kheyyam et s’il nous faut croire que la mort est le couronnement de la vie du sage, il nous demeure à dire que la fin de cet homme éminent fut celle d’un philosophe et d'un croyant. Un témoin nous rapporte qu'au moment de mourir Aomar, qui s'était abstenu de nourriture et de boisson, achevait la lecture d'un chapitre de la Chiffa oeuvre de son maître Avicenne. Le savant marqua la page où il s’était arrêté, posa le livre, fit la prière du soir, puis dit : " Oh mon Dieu, tu sais que j'ai pris connaissance de Toi dans la mesure de mes moyens. Pardonne-moi donc que cette connaissance soit mon aide pour parvenir jusqu'à Toi." Ayant dit il mourut.

Dans l’un de ses quatrains (l'un des plus mutilés par Fitzgérald qui ne voulut pas tenir compte de représentations gui lui furent faites par des lettrée anglais de Calcutta et ne rétablit jamais le texte authentique fournit par ces critiques) Aomar avait déjà exprimé sa foi en un Dieu secourable autant qu'omniscient :
" O Toi qui connais les secrets contenus dans toutes les âmes,
Toi qui saisit chacun par la main aux heures de fléchissement
O Dieu donne moi le repentir et accepte ma pénitence,
Toi qui donne le repentir à tous et prend en gré la pénitence de chacun."

Une telle fin, des sentiments de repentir exprimés de manière si explicite, un si grande confiance en Dieu ne portent pas le sceau de l'impiété quoique qu’en ait dit les critiques passés et présents.

Si de tels sentiments dans un monde d'hypocrites sans indulgence, sont considérés comme contraires à la foi, il est permis de souhaiter voir, au jour du grand règlement de compte, comparaître devant la balance qui n’erre point et le Souverain-juge, beaucoup d'impies à la mesure du sage de Naishapour.

Nous le laisserons maintenant reposer sous son tertre où la brise du printemps effeuille des pétales, près de sa ville ruinée par les invasions et le dessèchement.

Nous lui demeurons reconnaissants d’avoir aimé la rose et la grappe, la tulipe et les trilles du rossignol. Il nous devient plus cher encore, pour avoir pris le soin de se pencher avec compassion sur l’argile des jarres, alors que les ailes de son esprit l'emportaient, par delà le domaine des aigles, vers les sphères de l'Empyrée, où il fut l’un des premiers à pérégriner par les cieux fulgurants des étoiles.

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MessageSujet: Re: AOMAR KHEYYAM, un poète persan, ses amis et leur temps   AOMAR KHEYYAM, un poète persan, ses amis et leur temps I_icon_minitimeDim 11 Déc - 13:55

J'ai trouvé dans le Courrier du Maroc du 10 mars 1953, cet article de Michel Kamm à propos de la conférence de Max Ricard

Omar Keyyam réhabilité par Ricard,

" J'aime bien Omar Keyyam, mais j'ai honte de vous confesser que j'aime mieux Ricard : s'il semble une gageure qu'un homme d'action de l'époque des vitesses supersoniques puisse s'intéresser aux quatre mille quatrains du poète des roses et de la coupe aux boissons fermentées, il est en effet beaucoup plus plausible qu'il s'intéresse à l'érudition d'un conférencier, habile à ressusciter une époque aussi dramatique que cette fin du onzième siècle en Iran, et à nous en restituer le décor.

Ricard, parlant au Rex, pour les « Amis de Fès », et les amis de leurs amis a, sans broncher, réalisé cette prouesse, et avons revécu les pénibles aventures du protégé de Nizzam el Moulk, le vizir au destin tragique, et frémi devant les sinistres desseins d'Hassan Sabba, futur « Vieux de la montagne » et seigneur du fameux nid d'aigle d'Alamoût, dont tout notre moyen âge, depuis les croisades, garde la terreur légendaire, et dont la dénomination demeure dans son sens atroce avec le mot français « Assassin ».

Je dis que c'est sans broncher que Ricard accomplit cette prouesse, prouesse de style, feu d'artifice d'expressions, jeu d'images littéraires dans une explosion d'érudition, car il reste que le conférencier en lisant son admirable texte, a lu beaucoup trop vite, manquant de façon surprenante, lui plein de verve et d'imagination, de confiance en lui-même.

Il est remarquable, et c'est tout à l'honneur du dit texte, que le public venu nombreux, n'a pu un instant se déprendre d'une attention passionnée, aux analyses littéraires ou philosophiques, tout aussi passionnantes que les péripéties de l'histoire elle-même, car Omar Keyyam ne fut pas seulement le poète épicurien, dont ses premiers traducteurs Fitzgerald et surtout Nicolas, donnèrent une fausse image, mais, comme les savants de son temps, il fut une sorte de Pic de la Mirondole, expert en toutes sortes d'arts et de sciences : mathématicien surtout et météorologue, et comme tel astronome en chef du Sultan Malik Chah à Merv.

De ses traducteurs, Ricard donnant une acide exégèse, dit pis que pendre ; ils étaient vraiment de cette engeance prude, dont on retient seulement qu'ils firent rimer amour avec tambour, ou bien avec pandour, pour ne pas faire rougir les petites filles.

Concluons avec Ricard, qui l'a bien mérité, qu'Omar Kheyyam, poète jouisseur de la joie de vivre, du vin en amphore, des joues roses du bel adolescent, et des frissons de pudeur qui font rosir le cœur de la rose blanche, fut un grand calomnié : théologien, soufiste, mystique sincère, ses dernières œuvres, dans sa retraite de Nishapour, son pays natal, où il voulut finir sa vie, témoignent d'une foi et d'une piété qui ne peuvent tromper sur sa vraie valeur morale et sa philosophie profonde."
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